dimanche 11 février 2018

Premières lignes #25 : "Le Blues de La Harpie" de Joe Meno

e rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...

Aujourd'hui, je vous propose de lire avec moi les premières lignes de mon dernier achat, Le Blues de La Harpie de Joe Meno, sorti il y a quelques jours chez Le Livre de Poche. Encore un roman noir, encore d'un auteur américain, mais que voulez-vous on ne se refait pas ^^ ! Celui-là a été salué unanimement par la critique, aussi bien outre-Atlantique qu'en France. Alors, allons-y !


Luce Lemay prend la fuite après un braquage et perd le contrôle de sa voiture. Il renverse un landau, le bébé est tué sur le coup. Trois ans plus tard, il sort de prison et revient dans sa ville natale  : La Harpie, Illinois. Il y retrouve Junior Breen, un ami ex-taulard, colosse au grand cœur. Tous deux s'efforcent de rester sur le droit chemin, mais les choses se gâtent quand Luce tombe amoureux de Charlene, harcelée par son ex-fiancé, et tournent à l'aigre quand les rednecks du coin apprennent leur passé criminel. Luce et Junior parviendront-ils à échapper à la violence qui semble les poursuivre  ?



Ville fantôme



     Sans raison, j'ai fait ce que je n'aurais pas dû faire. J'ai songé à la fille que j'aimais, j'ai attendu mon heure puis j'ai braqué le magasin de vins et spiritueux où je bossais. Je suis monté dans la voiture, j'ai démarré en trombe, imaginant le hurlement des sirènes là où il n'y en avait pas.
     L'autoroute elle-même était sombre comme une tombe et menait au ciel.
     Il n'y avait pas de place pour le faisceau des phares parmi les étoiles d'argent. Des yeux de chats. C'est dire si elles luisaient. D'épaisses corniches de brouillard gris pendaient à perte de vue. Il n'y avait rien alentour. Aucun signe de providence ou de bonne fortune. C'était comme une sorte de rêve solitaire où ne subsistent que vous et votre désir, livré à vous-même, à brûler dans l'obscurité. 
     Vous avez déjà contemplé le ciel nocturne qui surplombe une route esseulée ?
     Peut-être n'existe-t-il pas sensation de néant et de béance plus intense que la nuit quand tu fonces vers chez toi à quatre-vingts kilomètres/heure, une bouteille de porto ouverte à la main, l'argent de la caisse à tes côtés, et cette Vierge Marie au doux visage de plastique qui te toise depuis son trône ardent sur le tableau de bord en vinyle rouge. Non, il n'y a peut-être pas de place pour tes pauvres rêves de petite frappe au sein de cette nuit incorruptible, aucune. 
     La Madone a tiré une petite révérence quand j'ai quitté l'autoroute pour prendre La Harpie Road. J'avais les mains moites et le volant en vinyle noir m'échappait. Mes doigts glissaient à cause de ma propre sueur. 
     Je n'ai jamais volé, vraiment volé, avant.
     Je n'en avais jamais ressenti le besoin.
     C'est fou ce qu'un homme désespéré serait prêt à faire pour rester sain d'esprit.
     C'est fou ce qu'un homme désespéré serait prêt à faire pour éviter de se sentir si désespéré en premier lieu. J'avais la bouche pleine de salive et d'alcool. Un goût de vieille poussière d'église. Les lampadaires clignotaient quelque part au loin, devant moi. J'entendais le "ttt-ttt-tttt" des roues qui butaient sur la chaussée inégale, un genre de bégaiement en cadence avec les piètres mécanismes à l'œuvre dans mon esprit. Mes paupières commençaient à s'affaisser. J'avais besoin de dormir. D'une planque douillette. Le moteur a eu un petit soubresaut. J'ai ouvert les yeux.
     Puis cette jolie dame a déboulé juste devant la voiture.
     Non.
     Doux Jésus, non.

     Pendant ces instants figés, j'ai aperçu son visage doux et rond ; sa robe était longue et bleu pâle. Son cou élancé lui donnait l'air aussi réel qu'une ombre. Ses lèvres ont formé une petite moue d'impuissance au moment où le faisceau des phares s'est abattu sur son visage. 
     Il n'y avait pas le temps de freiner.
     Le volant s'est changé en pierre entre mes mains.
     Le landau que cette dame poussait a percuté la froide calandre gris acier, fusant droit vers le ciel nocturne et obscur, s'est égaré dans ce lointain attrayant et le scintillement des étoiles d'argent. "Bonne nuit", semblaient dire les minuscules roues qui tournaient dans le vide. "Bonne nuit", comme si je sombrais dans une sorte de rêve. Puis tout fut terminé. Puis tout fut comme plié d'avance.

Le Blues de La Harpie (How the Hula Girl Sings), Joe Meno, traduit de l'anglais (Etats-Unis)par Morgane Saysana, Le Livre de Poche, février 2018, 288 pages, 7,40 €.


Je vous souhaite un très bon dimanche et de belles lectures.

A demain ^^



1 commentaire:

  1. J'ai beaucoup aimé ce livre. Cela ferait un bon film. J'adore ce genre de récit et voilà là de la vraie littérature.

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