dimanche 18 mars 2018

Premières lignes #30 : "Jesse le héros" de Lawrence Millman

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...

Aujourd'hui, je vous propose de découvrir les premières lignes d'un roman noir publié pour la première fois aux Etats-Unis en 1982 et inédit en France. Dérangeant, sidérant et considérablement sombre, Jesse le héros de Lawrence Millman m'a beaucoup marquée. Rendez-vous la semaine prochaine sur le blog pour découvrir mon avis. Bonne lecture !


1968, Hollinsford, New Hampshire. Élevé par son père, Jesse a toujours été un outsider au comportement inquiétant, rejeté par les autres enfants du village. Avec l'adolescence, les choses ne s'arrangent pas. On l'accuse aujourd'hui d'avoir violé une jeune fille, on le menace d'un placement en institution spécialisée. Mais tout ce qui préoccupe Jesse, ce sont les images du Vietnam, qu'il suit obsessionnellement à la télévision, celles de cette guerre où est parti son frère Jeff, qu'il idolâtre. Lorsque celui-ci, démobilisé, revient au pays, rien ne se passe comme Jesse l'espérait. Et c'est pour notre héros le début d'une escalade meurtrière à la noirceur extrême.
Entre le Holden Caulfield de
L'Attrape-cœur et le Patrick Bateman d' American Psycho, Jesse est difficile à situer. Est-il la victime d'un handicap mental, d'un contexte familial perturbé, d'une société où fleurissent les images violentes, ou bien un tueur en série sans empathie, capable d'éliminer ses contemporains aussi facilement que ces rats sur lesquels il aime tirer ? Lawrence Millman nous abandonne entre ces hypothèses perturbantes, jusqu'aux dernières pages du livre et leur étonnante conclusion.
Un chef-d'œuvre du noir enfin extirpé de l'oubli.




LIEU : Hollinsford, New Hampshire
EPOQUE : anno domini 1968


      Son anniversaire tombait le jour de la marmotte, son étoile était Vénus, et bien qu'on lui donnât pas mal de noms qui n'étaient pas le sien, il ne répondait qu'au nom de Jesse. Vous l'appeliez Jesse et il arrivait en courant. Les gosses devaient avoir envie qu'il se barre le plus loin possible d'eux. Ils l'appelaient le Fêlé, Tête de chou ou juste l'Andouille. L'Andouille, l'Andouille, tiens v'là l'Andouille ! Ils lui disaient que c'était dommage qu'il n'ait pas de queue. S'il avait eu une queue, ils auraient pu y accrocher des boîtes de conserve et il aurait détalé dans les rues en faisant un raffut d'enfer, avec eux à ses trousses. 
      Mais Jesse n'était pas idiot. Il savait très bien comment il s'appelait. Tout comme il savait quelle voiture avait son père : une Plymouth 61. Et là, allongé sur son lit, il entendit sa caisse s'avancer sur l'allée dans un bruit de ferraille. La porte d'entrée s'ouvrit en grinçant et il entendit son daron monter les marches, une vraie cannonade. Boum, boum, boum, jusqu'à sa chambre. La grosse porte en cèdre n'était pas fermée à clé, celle de sa chambre était ouverte, et son vieux apparut sur le seuil. Ridé. Chauve comme une vieille balle de golf. Petit. Petit pour un père. Lui grandissait tandis que son daron rapetissait. Le garçon appelait ça la croissance.
      Jesse, va te laver les mains. Le révérend vient dîner ce soir. 
      T'as vendu une voiture, papa ?
      Son père ne vendait pas de voitures, il les réparait, c'est tout. Mais qui n'a pas de rêve ? Son vieux rêvait de vendre un jour des voitures. Le gosse le savait et aimait bien la ramener. 
     Son père dit : Me cherche pas, fiston. J'ai eu une dure journée. Des transmissions détraquées. Des carburateurs. Des valves de moteur. C'est la faute au temps. J'ai même dû aller jusqu'à Sugarhill Road parce que cette chieuse de Hazeltine avait crevé et qu'elle était pas foutue de changer sa roue toute seule.
      Quelle chieuse, celle-là...
      Jesse regarda son père allumer la télé. Il faillit sauter de joie quand il vit des images de guerre. La guerre de son frère Jeff. Le Vietnam. Le Vietnam était son émission préférée de tous les temps. Il s'asseyait sur le rebord de sa chaise pour regarder les soldats se battre. Il espérait voir un jour son frère parmi eux. Il scrutait l'écran avec intensité, cherchait à apercevoir Jeff dans la végétation. Il cherchait son frère dans les jungles, les villages de huttes et les hautes montagnes, partout. Juste un aperçu et il serait satisfait. Mais tout ce qu'ils montraient, c'était d'autres soldats, des soldats d'autres familles. Le garçon était sûr que les gens de la télé avaient leurs chouchous. S'il avait su écrire, il leur aurait troussé une lettre bien venimeuse. Montrez un peu mon frère, bande de ramasse-crottes ! Les vieux qui diffusaient la guerre énervaient vraiment le garçon. Ils refusaient de jouer le jeu. Et Jesse de penser : Qu'on envoie ces cols blancs à l'équarrissage.
      Mais personne ne pouvait lui gâcher son plaisir. Même pas les cols blancs. Il adorait le bruit des bombes qui tombaient, et encore plus le bruit de celles qui explosaient. Boum ! Boum ! Boum ! Les soldats qui faisaient une descente dans un village. Les gros hélicos à double rotor, les B-52, les chars Big Boy et toutes ces belles plages. Il ne supportait pas quand il n'y avait plus de bombe et que la télé montrait de la bouffe pour chats.

Jesse le héros (Hero Jesse), Lawrence Millman, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claro, Sonatine, mars 2018, 208 pages, 19 €, format Kindle : 12,99 €.


Je vous souhaite un très bon dimanche.

A demain ^^



  

3 commentaires:

  1. Une "première ligne" très riche, c'est agréable.
    Bon dimanche, FLaure

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  2. Je ne connaissais pas ce livre, mais cette première page m'intrigue déjà beaucoup. Par contre, s'il est inédit en France est-ce que c'est toi qui l'a traduit ?

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