mercredi 13 juin 2018

"La Fille qui brûle" de Claire Messud

Amitié, en cendres

"Notre éloignement n'avait rien d'agressif ni de cruel, pas pour elle. On aurait dit que j'étais une vieille paire de chaussures et qu'elle en avait deux paires neuves plus élégantes ; elle ne mettait plus les anciennes, sans vouloir les jeter pour autant." 




Présentation de l'éditeur


Julia et Cassie se connaissent depuis toujours. Amies siamoises, copines jumelles, elles savent tout l'une de l'autre et se fraient ensemble leur chemin vers l'adolescence. L'été précédant leur entrée en cinquième, elles fuient leur petite ville de Royston, dans le Massachusetts, par le biais de l'imagination. Enfoui au milieu d'une forêt subsiste un ancien asile dans lequel elles s'inventent des vies dangereuses. Et puis le quotidien reprend son cours, elles ne sont plus dans la même classe, se font de nouveaux amis et s'éloignent peu à peu. Elève studieuse, Julia se prépare pour le concours d'éloquence tandis que Cassie entame de mauvaises fréquentations. Julia observe, impuissante, son amie de toujours lui échapper et se fondre dans la peau, à vif, de quelqu'un qu'elle ne reconnait pas. Jusqu'à ce que Cassie disparaisse. Claire Messud brosse un tableau sombre et envoûtant de l'adolescence à l'ère des réseaux sociaux et dans lequel parents et enfants font l'apprentissage de la séparation, de l'incompréhension, avant de tenter d'écrire leur propre version de l'histoire.


Mon Avis


Après Louise Erdrich avec LaRose, j'ai découvert une autre grande autrice de la littérature, Claire Messud. Française par son père, canadienne par sa mère, et américaine de naissance, elle vit actuellement à Boston et enseigne l'écriture fictionnelle à Harvard. Son roman le plus connu reste Les Enfants de l'Empereur, publié aux Etats-Unis en 2006 (chez Gallimard en 2008), un roman majeur sur le 11-Septembre. Avec La Fille qui brûle, son sixième roman, l'autrice évoque avec finesse et intelligence la condition féminine et le passage violent de l'enfance à l'adolescence. 

Julia et Cassie sont amies depuis le bac à sable. Entre elles s'est tissée une amitié fusionnelle au point que la narratrice, Julia, imagine qu'elles sont des sœurs liées par un fil invisible.

"Quand on est en maternelle, on ne réfléchit pas trop. Filles uniques toutes les deux, chacune présentait l'autre comme la soeur qu'elle n'avait jamais eue. Personne ne pouvait nous croire de la même famille : j'étais grande pour mon âge, aussi robuste que Cassie était menue, et j'avais les cheveux bruns et bouclés. Mais nous avions nos yeux bleus en commun. "Regardez nos yeux, déclarions-nous, en secret on est soeurs."" (page 17)

L'été avant leur rentrée au collège, elles trompent l'ennui en explorant une carrière à environ un kilomètre et demi de Royston, la ville où elles résident. Elles découvrent rapidement, en suivant un sentier, un ancien asile psychiatrique dans lequel elles jouent des rôles dangereux et palpitants.

"Nous ne jouions plus à "on dirait que", parce que nous étions trop grandes, mais au fond ça nous manquait. Une scène aux dimensions d'un asile, ce serait parfait : nous pourrions disparaître au fond des bois dans une cachette secrète et nous remettre à jouer comme quand nous avions dix ans, prétendre que Cassie était résistante pendant la Seconde Guerre mondiale et moi en mission, parachutée d'un avion venu d'Angleterre ; ou que nous étions les deux seules survivantes après l'apocalypse et devions nous nourrir de noix, de baies sauvages et d'eau de pluie." (page 45)

Les deux amies font de l'ancien asile un lieu secret, un monde rien qu'à elles dans lequel elles ont "le pouvoir de transformer n'importe quoi" en ce qu'elles veulent. Mais à la fin de l'été, le rêve s'estompe et Julia sera confrontée à une dure réalité : les choses changent, les gens changent, plus rien ne sera comme avant. Arrivée en cinquième, Cassie et Julia ne sont pas dans la même classe. Cassie fréquente une autre fille - que Julia surnomme "Le Poison" -, a de nouveaux amis, est souvent le sujet de rumeurs. Lorsque Cassie disparaît, Julia tente de comprendre ce qu'il lui est arrivé. 

Le passage en cinquième est à l'image du passage de l'enfance à l'adolescence. Claire Messud a mis les mots justes pour exprimer les émois adolescents, les premières amours, les désillusions, mais aussi ce sentiment de vulnérabilité et de solitude, qui ne nous quittent plus vraiment. C'est la fin de l'innocence. L'autrice relate la violence de ce moment par lequel nous passons tous. Julia se sent trahie par Cassie, par sa prise de distance. Cassie, qu'elle croyait parfaitement connaître, est désormais à ses yeux une étrangère. 

La plume profonde, fine et intelligente de Claire Messud nous amène à réfléchir sur la condition féminine aujourd'hui : comment devenir une femme ? Comment vivre dans le monde terrifiant dans lequel nous vivons aujourd'hui ? Comment y grandir ? Elle pointe du doigt la société, instable et source de peurs, qui réduit la liberté des filles et des femmes.

"Parfois, je me disais que grandir en étant une fille, c'était apprendre à avoir peur. Pas exactement à être parano, mais à toujours rester sur ses gardes et lucide, comme quand on vérifie l'emplacement de la sortie de secours au cinéma ou à l'hôtel. Vous découvriez, avec une acuité inconnue dans l'enfance, la vulnérabilité du corps que vous habitiez, ses fortifications imparfaites." (page 116)

Claire Messud décrit à la perfection le changement de perception du monde à l'adolescence, cette prise de conscience brutale sur le monde.

"Le monde s'ouvre sous nos yeux ; l'histoire se déploie derrière vous et l'avenir devant vous, et vous prenez conscience de la vie intérieure, sauvage et inconnaissable, de chaque personne autour de vous, conscience que chacun vit dans un monde muet aussi riche et étrange que le vôtre, et que vous n'avez aucun espoir de connaître quoi que ce soit à fond, pas même vous." (page 118)

Enfin, la référence aux réseaux sociaux est intéressante. Pour l'autrice, ils renforcent la solitude, le mal-être et l'angoisse chez les adolescents mais aussi chez les adultes. De quoi nous amener à réfléchir sur notre relation avec les réseaux sociaux.

En bref, La Fille qui brûle est un roman absolument remarquable sur une amitié fusionnelle entre deux jeunes filles qui décline inexorablement. La fin ce cette amitié sonne comme un "rite de passage universel" (cf. article du New York Times) de l'enfance à l'adolescence. Fin de l'innocence, début des désillusions, premières trahisons, sentiment de solitude envahissant. Il y a également dans ce roman cette nouvelle perception de ce monde terrifiant dans lequel nous vivons. Comment vivre dans ce monde en tant que femme ? Comment se protéger de sa violence ? Et comment, en tant que mère, tenter de préserver sa fille du danger ? 
Irrémédiablement, Claire Messud signe, avec La Fille qui brûle, un grand roman sur la fin de l'enfance. 

Un grand merci aux éditions Gallimard.



La Fille qui brûle (The Burning Girl), Claire Messud, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon, Gallimard, collection "Du monde entier", avril 2018, 256 pages, 20€, format Kindle : 14,99 €.

Lire les premières lignes de La Fille qui brûle ? C'est par ici.

Bonus n°1 : la vidéo des Mots de Minuit 


Bonus n°2 : la vidéo de Chicago Humanities Festival (en anglais)



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A bientôt ^^




2 commentaires:

  1. le résumé avait grandement titillé ma curiosité. et au vu de ta chronique, je pense que je peux me laisser tenter ! :D

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  2. Les réseaux sociaux, l'adolescence ne sont pas mes thèmes de prédilection en littérature mais si c'est très bien écrit, cela devrait passer sans problème. J'aime bien ce que tu dis de ce roman et la couverture aussi.

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