dimanche 7 octobre 2018

Premières lignes #48 : "La nature des choses" de Charlotte Wood

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...




Aujourd'hui, je vous propose de lire les premières lignes de La Nature des choses de Charlotte Wood, qui avait fait parler de lui l'année dernière lors de la rentrée littéraire. Dans la lignée des romans de Margaret Atwood et de Naomi Alderman, il vient de paraître en poche, et j'ai hâte de découvrir enfin cette histoire. Bonne lecture !


Droguées et kidnappées, dix jeunes femmes se réveillent prisonnières dans une ancienne ferme isolée en plein désert australien. Le crâne rasé, vêtues d'habits étranges, enchaînées, elles sont surveillées par trois geôliers, vicieux et imprévisibles, embauchés par une mystérieuse agence. Un jour, la nourriture vient à manquer. Pour elles comme pour eux. Et les proies se changent en prédatrices.



PREMIERE PARTIE

Eté





       Il y avait donc des kookaburras, ici. Ce fut la première chose que se dit Yolanda dans le matin sombre. (Et aussi, Où sont mes clopes ?) Deux kookaburras lançant une suite décousue de caquètements perçants, un chant d'oiseau avant le lever du soleil, retentissant, démentiel.
       Elle sortit du lit et sentit des planches rugueuses sous ses pieds. Sur sa peau, l'étoffe rêche d'une chemise de nuit inconnue. Qui la lui avait mise ?
       Elle s'avança sur le plancher en bois sec et tendit le cou pour regarder par une petite fenêtre étroite placée en hauteur. Les deux réverbères qu'elle avait vus en rêve étaient en fait d'énormes étoiles dans un ciel d'un bleu profond. Les kookaburras illuminaient l'obscurité de leur horrible cri.
       Par la suite, il y aurait d'autres oiseaux, et elle demanderait parfois de quelle espèce il s'agissait, mais les questions éveillaient les soupçons et elle n'obtiendrait pas de réponse. Elle se mettrait à leur inventer des noms. Les oiseaux de cascade au chant ruisselant. Les piailleurs, les petits gris qui filaient à toute allure. Qui aurait cru qu'il puisse y avoir autant d'oiseaux dans ce trou perdu ?
       Mais cela viendrait après.
       En ce premier matin, avant que tout ne commence, elle regarda le ciel bleu nuit s'éclaircir, écouta les kookaburras et se dit, Ah oui, c'est vrai. Elle avait été expédiée à l'asile. 
       Elle longea les murs à tâtons jusqu'à ce qu'elle trouve une porte. Mais il n'y avait pas de poignée. Elle tâta les bords avec les ongles : verrouillée. Elle se remit au lit et remonta le drap et la couverture sous son menton. Peut-être avaient-ils raison. Peut-être qu'elle était folle et que tout irait bien.
       Quand ils étaient petits, Darren et elle avaient un jour ramassé des tas de mousse sous le robinet qui se trouvait à l'arrière de l'immeuble, dans le coin humide du jardin où il faisait toujours frais, même les jours de canicule. Ils avaient détaché les plaques de mousse, la terre lourde entre les doigts, prenant plaisir à soulever un coin en faisant attention à ne pas fissurer le bloc, réussissant de mieux en mieux à ne pas casser la mousse ni l'effriter. Ils avaient rempli un vieux seau craquelé en plastique orange et s'étaient mis au bord de la rue pour la vendre. "Mousse à vendre !" criaient-ils aux voitures surchauffées qui passaient, pouffant de rire, gesticulant et faisant les pitres, lançant plus poliment aux piétons : "V'voulez acheter d'la mousse ?" Personne ne leur en avait acheté, alors qu'ils l'avaient joliment étalée sur le bord et que Darren avait envoyé deux fois Yolanda chercher de l'eau pour l'arroser afin qu'elle reste moelleuse au toucher. Puis ils avaient eu trop chaud et Darren l'avait laissée au bord de la rue pour leur rapporter deux gobelets d'eau, mais personne n'avait acheté de mousse. Alors ils étaient remontés regarder la télévision et la mousse avait fané, elle était devenue grise et poussiéreuse, et avait séché.
       C'était à ça que la chemise de nuit lui faisait penser, à la mousse séchée, et elle aimait Darren, même si elle savait que c'était lui qui les avait laissés l'emmener dans cet endroit inconnu. Peut-être l'avait-il mise dans le seau orange craquelé et l'avait-il amenée lui-même.



La Nature des choses (The Natural Way of Things), Charlotte Wood, traduit de l'anglais (Australie) par Sabine Porte, Le Livre de Poche, août 2018, 310 pages, 7,40 €.


Je vous souhaite un bon dimanche plein de belles lectures.

A bientôt ^^

Bérangère


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