dimanche 28 octobre 2018

Premières lignes #49 : "Le Sillage de l'oubli" de Bruce Machart

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...




J'ai envie aujourd'hui de partager avec vous les premières lignes d'un premier roman américain qui d'emblée m'a prise à la gorge. C'est un titre de la collection Totem des éditions Gallmeister que j'ai acheté d'occasion. Vu l'amertume de ce début prometteur, ce sera, je pense, l'une de mes prochaines lectures. Bonne découverte.




Texas, 1895. Un propriétaire terrien voit la seule femme qu’il a jamais aimée mourir en mettant au monde leur quatrième fils, Karel. Vaincu par la douleur, l’homme entraîne ses enfants dans une vie austère et brutale. Pour lui, seuls comptent désormais ses chevaux de course, montés par Karel, et les paris qu’il lance contre ses voisins pour gagner toujours plus de terres. Mais l’enjeu est tout autre lorsqu’un propriétaire espagnol lui propose un pari insolite qui engage l’avenir des quatre frères. Karel s’élance alors dans une course décisive, avec pour adversaire une jeune fille qui déjà l’obsède.







Moisson hivernale

Février 1895




       Tant de sang, elle avait perdu tant de sang que lorsqu'il se réveilla dans des draps trempés et qu'il la trouva contre lui, recroquevillée sur le flanc, la peau moite de sueur, gémissante et un chapelet entortillé entre ses doigts crispés, Vaclav Skala sourit en pensant qu'elle venait de perdre les eaux. Il repoussa l'édredon, un cadeau de mariage que leur avait envoyé sa mère restée au vieux pays, et il embrassa Klara sur le front avant de se lever pour aller allumer la lampe. Il gratta une allumette, et alors il les découvrit qui avaient formé des traînées rouges le long de ses jambes et s'étaient collées aux poils drus de ses cuisses : les traces sombres du sang déjà à moitié séché de sa femme.
       Et le sang continuait de couler. Il sella son cheval et, frissonnant sous le ciel noir et sans nuages, il se hâta d'aller chercher Edna, la sage-femme, à la ferme de Janek. A leur retour, les yeux de Klara étaient ouverts mais si vitreux qu'ils comprirent qu'elle ne devait plus y voir bien clair. Ses lèvres pâles balbutiaient une ultime prière muette pour que l'enfant parvienne à naître ou que sa propre vie ne s'échappe pas encore, on n'aurait su le dire.
       Quand le bébé, leur quatrième garçon, arriva le corps souillé de sang et maculé de caillots, il semblait avoir été arraché à la chair de sa mère plutôt que simplement mis au monde. Klara était perdue, et Edna concentra toute son attention sur ce qui avait pu être sauvé : elle pinça l'orteil de la petite créature pour que la respiration se déclenche et lui nettoya la peau avec un linge trempé dans du lait tiède et de l'eau avant de l'emmailloter dans une couverture.
       Debout au pied du lit, Vaclav Skala broyait entre ses molaires une bouillie de tabac filandreuse et désormais insipide qu'il avait commencé à mâchonner une demi-heure auparavant. Il observait Edna, une jeune femme menue aux hanches étroites et aux longs cheveux aussi noirs que ses yeux. Elle empila des oreillers sous les omoplates et derrière la nuque de la morte avant de poser le bébé sur le ventre de sa mère. Saisissant un sein de Klara entre le pouce et l'index, elle pinça le mamelon pour que le bébé puisse le prendre. La petite chose agita les mains en tous sens autour de son visage et les jambes sous la couverture ; Edna le plaqua résolument contre le sein jusqu'à ce qu'il creuse les joues et que sa bouche le trouve.
       — Le vrai lait est pas encore monté, mais il va peut-être pouvoir téter un peu de lait jaune. Va falloir qu'on lui trouve une nourrice. Il y a plusieurs femmes au nord du comté qui pourraient s'en occuper. 
       Vaclav recula jusqu'au seuil de la porte et jeta un coup d'oeil à travers le couloir obscur, en direction de la chambre où dormaient ses trois autres fils.
       — C'est pas la seule chose qu'il va falloir qu'on trouve, bon Dieu. Qu'il prenne ce qu'il y a encore de sa mère tant qu'il peut. Le reste, il l'a déjà pris.



Le Sillage de l'oubli (The Wake of Forgiveness), Bruce Machart, traduit de l'américain par Marc Amfreville, Gallmeister, collection Totem, n°32, juin 2013, 10,50 €, format Kindle : 9,99 €.


Bon dimanche !


Bérangère

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