dimanche 28 janvier 2018

Premières lignes #23 : "La Servante écarlate" de Margaret Atwood

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...

Cette semaine, j'ai lu Le Pouvoir de Naomi Alderman, le livre du moment publié par Calmann-Lévy. J'ai appris que l'auteure avait travaillé avec Margaret Atwood et ce livre me donne furieusement envie de lire La Servante écarlate, devenu un classique de la littérature canadienne. Voulez-vous lire le premier chapitre avec moi ? Bonne lecture !


Devant la chute drastique de la fécondité, la république de Gilead, récemment fondée par des fanatiques religieux, a réduit au rang d'esclaves sexuelles les quelques femmes encore fertiles. Vêtue de rouge, Defred, " servante écarlate " parmi d'autres, à qui l'on a ôté jusqu'à son nom, met donc son corps au service de son Commandant et de son épouse. Le soir, en regagnant sa chambre à l'austérité monacale, elle songe au temps où les femmes avaient le droit de lire, de travailler... En rejoignant un réseau secret, elle va tout tenter pour recouvrer sa liberté. Paru pour la première fois en 1985, La Servante écarlate s'est vendu à des millions d'exemplaires à travers le monde. Devenu un classique de la littérature anglophone, ce roman, qui n'est pas sans évoquer le 1984 de George Orwell, décrit un quotidien glaçant qui n'a jamais semblé aussi proche, nous rappelant combien fragiles sont nos libertés.




I. Nuit



1.



Nous dormions dans ce qui fut autrefois le gymnase. Le sol était en bois verni, avec des lignes et des cercles tracés à la peinture, pour les jeux qui s'y jouaient naguère ; les cerceaux des paniers de basket-ball étaient encore en place, mais les filets avaient disparu. Un blacon courait autour de la pièce, pour recevoir le public, et je croyais sentir, ténue comme une image persistante, une odeur âcre de sueur transpercée par les effluves sucrés de chewing-gum et de parfum que dégageaient les jeunes spectatrices, que les photographies me montraient en jupes de feutrine, plus tard en minijupes, ensuite en pantalons, puis parées d'une unique boucle d'oreille, les cheveux en épi, striés de vert. On avait dû y organiser des bals ; leur musique y traînait encore, palimpseste de sons non entendus, un style succédant à l'autre, courant souterrain de batterie, plainte désespérée, guirlandes de fleurs en papier mousseline, diables en carton, boule de miroirs pivotante, poudrant les danseurs d'une neige de lumière.
     Cette salle sentait les vieilles étreintes, et la solitude, et une attente de quelque chose sans forme ni nom. Je me rappelle de cette nostalgie de quelque chose qui était toujours sur le point d'arriver et qui n'était jamais comme ces mains alors posées sur nous, au creux des reins, ou comme ce qui se passait sur le siège arrière, dans le parking, ou dans le salon de télévision, le son coupé, avec seules les images à clignoter sur la chair émue. Nous soupirions après le futur. Comment l'avions-nous acquis, ce don de l'insatiabilité ? Il était dans l'air ; et il y demeurait, comme une pensée à retardement, tandis que nous essayions de dormir dans les lits de camp qui avaient été disposés en rangées, espacées pour que nous ne puissions pas nous parler. Nous avions des draps de molleton, comme ceux des enfants, et des couvertures de l'armée, des vieilles, encore marquées U.S. Nous pliions soigneusement nos vêtements et les déposions sur les tabourets placés au pied des lits. La lumière était en veilleuse, mais pas éteinte. Tante Sarah et Tante Elisabeth patrouillaient ; un aiguillon électrique à bétail était suspendu par une lanière à leur ceinture de cuir.
     Pas de pistolet, pourtant, même à elles on n'aurait pas confié une arme. Les revolvers étaient réservés aux gardes, triés spécialement parmi les Anges. Les gardes n'étaient pas autorisés à entrer dans le bâtiment, sauf sur appel, et nous n'étions pas autorisées à en sortir sauf pour nos promenades, deux fois par jour, à faire deux par deux au terrain de football, qui était maintenant entouré d'une clôture en maillons de chaîne, surmontée de fil de fer barbelé. Les Anges se tenaient à l'extérieur, le dos vers nous. Ils étaient pour nous des objets de peur, mais d'autre chose aussi. Si seulement ils voulaient bien regarder. Si seulement nous pouvions leur parler. Quelque chose pourrait être échangé, pensions-nous, quelque arrangement conclu, quelque marché, nous avions encore nos corps. Tel était notre fantasme.
     Nous apprîmes à murmurer presque sans bruit. Dans la demi-obscurité nous pouvions étendre le bras, quand les Tantes ne regardaient pas, et nous toucher la main à travers l'espace. Nous apprîmes à lire sur les lèvres, la tête à plat sur le lit, tournée sur le côté, à nous entre-observer la bouche. C'est ainsi que nous avons échangé nos prénoms, d'un lit à l'autre.
     Alma. Janine. Dolorès. Moira. June.


La Servante écarlate (The Handmaid's Tale), Margaret Atwood, traduit de l'anglais (Canada) par Sylviane Rué, Robert Laffont, collection Pavillons Poche, octobre 2017, 522 pages, 12,50 €.


Je vous souhaite un très bon dimanche et de belles lectures.

A demain ^^



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