vendredi 23 février 2018

"Larmes blanches" de Hari Kunzru

Le blues, à y perdre son âme...

"Je pensais vouloir la vie, mais peut-être n'est-ce pas vrai. Peut-être ne l'ai-je jamais voulue,
n'ai-je jamais été capable de la vouloir. (...)
Si ce n'est pas l'enfer, c'est ce qui le précède, son antichambre, la pente qui y descend."



Présentation de l'éditeur

Carter et Seth, âgés d'une vingtaine d'années, appartiennent a des mondes opposés. Le premier est l'héritier d'une grande fortune américaine, l'autre est un misfit social sans le sou, timide et maladroit. Ils forment un tandem uni par une passion commune, la musique, qu'ils écoutent dans leur studio. Seth, obsédé par le son, enregistre par hasard un chanteur de blues inconnu dans Washington Square. Carter, enthousiasmé par la mélodie, l'envoie sur Internet, prétendant que c'est un disque de blues des années 20, un vinyle perdu depuis longtemps, oeuvre d'un musicien obscur, Charlie Shaw.
Lorsqu'un vieux collectionneur les contacte pour leur dire que leur faux musicien de blues a réellement existé, Seth accompagné par Leonie, la soeur de Carter, partent dans le Mississipi sur les traces de ce personnage.


Mon Avis

Une couverture psychédélique, une larme au centre, des sillons noirs qui ressemblent à ceux des vinyles... Hari Kunzru, célèbre plume de la critique musicale britannique, nous propose un roman très singulier sur - notamment - l'appropriation par les Blancs de la musique noire. Ni contemporain, ni historique, ni thriller, ce livre ressemble fortement à un roman noir, très noir.


Son sujet principal ravira les passionnés de musique. Nous suivons en effet deux amis musiciens qui sont à la recherche permanente du son, du bon son. Le roman est truffé de références musicales (McKinney's Cotton Pickers, Cab Calloway, Harlem Hamfats et bien d'autres). C'est une ode au son, à la musique. Plus particulièrement à la musique noire, créée par des chanteurs Noirs anonymes tombés dans l'oubli. Ce blues qui faisait partie de leur identité a été pillé par des collectionneurs Blancs en quête de sensations, de frissons.

Mais Larmes blanches va encore plus loin que ça. Quête identitaire, immersion dans un passé sombre et dangereux, et dans un présent bobo de jeunes Blancs New-Yorkais collectionneurs de vieux disques. La réalité et le fantastique se mêlent, illusion, rêves et cauchemars se côtoient. Vous l'aurez compris, Larmes blanches est un roman particulier, mais captivant. On veut savoir ce qu'il va arriver à Seth et à Carter, amis unis par la musique, et aspirés tous deux dans une spirale infernale à cause d'un blues fredonné par un inconnu :

"Oh oui vraiment un jour j'm'achèterai un cimetière.

C'était une voix magnifique, assez haute, avec quelque chose de rauque quand elle était poussée, comme sur le "vrai" de "vraiment" que le chanteur décomposait en trois notes, celle du milieu montant dans l'aigu en bourdonnement perçant. 

Oh oui vrai-ai-ai-ment, j'vais m'acheter un cimetière
Et ce jour-là j'mettrai tous mes ennemis en terre" (page 25)

Seth, un jeune homme introverti, passionné de sons et d'électronique, passe la plupart de son temps à enregistrer des sons de la rue, autour de lui. Alors que Seth est issu d'une famille modeste, Carter lui, est son opposé : issu d'une famille aisée, cultivé, stylé, dans l'air du temps. La passion pour la musique noire des années 20 les unit. Ils fabriquent des sons dans leur studio d'enregistrement et ils rencontrent un certain succès. Un jour, en se promenant à Washington Square, Seth enregistre un chanteur Noir qui fredonne un blues sorti de nulle part :  « Oh oui vraiment un jour j’m’achèterai un cimetière. Et ce jour-là, je mettrais tous mes ennemis en terre ». Seth et Carter vont enlever les sons environnants et le "modifier" jusqu'à produire l'effet d'une chanson authentique des années 20. Ce chant puissant va modifier le comportement de Carter jusqu'à l'obsession.

"Il fredonnait ça depuis des jours. Je l'avais entendu le passer en boucle, la voix a cappella chantant ses paroles mélancoliques et menaçantes. Un an plus tôt, elle n'aurait pas eu un tel impact sur lui. Elle était apparue au moment où il y devenait réceptif. Toute musique après la Seconde Guerre mondiale avait disparu de sa vie." (page 49)

Carter décide de diffuser ce morceau sur Internet en affirmant qu'un certain Charlie Shaw, un chanteur de blues oublié, en est l'interprète. Le succès est immédiat et les collectionneurs prennent contact avec eux. Mais l'un d'entre eux retienne leur attention. Il semble connaître le véritable chanteur du morceau, Charlie Shaw...

" — Ils y croient. C'est dingue, non ? Nous l'avons fabriqué et ils croient que c'est authentique.
— Est-ce que c'est vraiment très malin ?
— Qu'est-ce que tu racontes ? C'est génial ! Ces connards pensent que cette musique a été enregistrée en 1928 alors que c'est nous qui l'avons créée. (...) Cette merveille est à nous !"
(page 93)

Dès l'instant où Seth et Carter s'approprient ce blues, les choses dérapent.  Qui est Charlie Shaw ? A-t-il vraiment existé ? Seth, avec la sœur de Carter, part à la recherche de ce mystérieux Charlie Shaw et il ne s'imagine pas au départ à quel point ce passé ségrégationniste du Sud des Etats-Unis va le rattraper. La mécanique d'une vengeance brutale et violente se met en marche.

La réalité se mêle parfois au fantastique, le passé et le présent se mélangent, les faux-semblants s'accumulent, au point que ce morceau de blues risque de perdre les âmes des personnages à tout jamais. 

"Quelque chose s'était agrippé à Carter et à moi, une vrille du passé, et si nous la détachions pas de nous, nous serions entraînés dans la mort et le silence." (page 175)

"(...) la voix de Charlie Shaw descend en piqué, ancienne, ensanglantée, violente, et c'est après moi qu'elle en a, c'est moi qu'elle veut débusquer tandis que je sombre, plus loin, encore plus loin, dans les ténèbres." (page 235)

Comme le dit Hari Kunzru dans Le Point, "le racisme, ce sont des petites choses, des moments de flou et de malaise". Ici, l'auteur dénonce le racisme, l'appropriation violente par les Blancs du blues, et évoque ces artistes, chanteurs, poètes et musiciens, dont les noms sont tombés dans l'oubli.

"Nous avions vraiment le sentiment que notre amour de la musique nous apportait quelque chose comme le droit à être noir, mais avant d'arriver à New-York, nous avions appris à ne pas en parler." (page 31)

"Personne ne pouvait autant aimer cette musique et avoir en soi un gramme de racisme. Malgré tout, je me sentais plein de honte. Dire ce qu'il avait dit semblait indigne." (page 221)

En bref, Larmes blanches est un roman noir, sur fond de vengeance, dans lequel s'affrontent deux temps : le présent bobo, Blanc, collectionneur ; et le passé sombre, ségrégationniste du Sud des Etats-Unis. Hari Hunzru, en plus de nous livrer une véritable ode au son, dénonce l'appropriation violente par les Blancs de la musique noire, le racisme, l'esclavage, mais aussi le pouvoir de l'argent sur l'art et la création musicale. Ce roman est déroutant par sa temporalité et son style. Il mêle passé et présent, réel et fantastique. Cependant, il est captivant et si passionnant, que l'on a impression, en refermant le livre, d'avoir vécu une aventure littéraire hors du commun. Une prouesse remarquable.


Un grand merci aux éditions JC Lattès et à Babelio !

Larmes blanches (White Tears), Hari Kunzru, traduit de l'anglais par Marie-Hélène Dumas, JC Lattès, collection "Littérature étrangère", janvier 2018, 372 pages, 21,50 €, format numérique : 14,99 €.

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A bientôt ^^






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