dimanche 1 avril 2018

Premières lignes #32 : "L'Aliéniste" de Caleb Carr

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...

Aujourd'hui, j'ai choisi de vous présenter les premières lignes d'un roman publié pour le première fois en France en 1995, et qui sort un peu de "l'oubli" en ce moment grâce à la mini-série "L'Aliéniste" diffusée demain sur la chaîne Polar + de Canal +. Je me suis procuré L'Aliéniste en poche dans une vieille édition et j'ai hâte de pouvoir le lire. Bonne lecture !


New York, 1896... Un meurtrier sème les cadavres d'adolescents atrocement mutilés sans provoquer la moindre réaction des pouvoirs publics... Révolté par tant d'indifférence, Theodore Roosevelt, alors préfet, fait appel à John Schuyler Moore, chroniqueur criminel, et Laszlo Kreizler, spécialiste des maladies mentales, pour élucider ces crimes atroces. En les étudiant, ils pensent pouvoir brosser le portrait psychologique de l'assassin et l'identifier.



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8 janvier 1919

      Theodore est en terre.
      Ces mots semblent vides de sens sous ma plume, aussi vides de sens que, cet après-midi, la vision de son cercueil disparaissant dans le sol sableux près de Sagamore Hill, l'endroit qu'il chérissait entre tous. Debout dans la bise de janvier qui giflait le détroit de Long Island, je pensais en moi-même : "C'est une farce, bien sûr. Il va faire sauter le couvercle, il va nous éblouir de son grand sourire ridicule et nous briser les tympans de son rire strident. Ensuite, il va nous crier qu'il y a "du pain sur la planche", que nous devons "retrousser nos manches" parce que nous sommes tous mobilisés pour aller défendre une variété rarissime de salamandre contre la rapidité d'un géant industriel prêt à installer sans vergogne une immonde manufacture en pleine zone de reproduction de ces petits batraciens." Et je voyais bien que je n'étais pas seul à nourrir de telles divagations. Tous ceux qui assistaient aux obsèques attendaient une sorte de coup de théâtre ; cela se lisait sur leurs visages. Il semble bien que ce sentiment soit largement partagé dans le pays, et même dans le monde : la disparition de Theodore Roosevelt est, tout simplement, une idée inacceptable.
      Depuis quelque temps, déjà, Theodore était sur le déclin mais personne ne voulait le remarquer. Cela avait commencé après la disparition de son fils Quentin dans les derniers moments de la Grande Boucherie. Un jour, avec ce mélange d'affection et de causticité très britannique qui le caractérisait, Cecil Spring-Rice avait déclaré que, pour lui, Theodore avait toujours regardé la vie avec l'œil d'un enfant de six ans, et Herm Hagedorn d'ajouter que le petit garçon était mort en lui à l'instant où son fils avait été abattu en plein ciel pendant l'été de 1918. Ce soir, en dînant chez Delmonico's avec Laszlo Kreizler, j'ai évoqué cette remarque de Hagedorn, ce qui m'a donné droit à une longue dissertation sur le fait que la mort de Quentin n'avait pas seulement été une terrible souffrance pour Theodore mais qu'il en avait également conçu une grande culpabilité, la culpabilité d'avoir toujours prêché auprès de ses enfants les vertus du zèle et de l'engagement actif, de telle sorte que, bien souvent, ces derniers allaient délibérément à la rencontre du danger afin d'être agréables à leur père bien-aimé. Le deuil, avais-je remarqué, était un tourment insoutenable pour Theodore. A chaque fois que quelqu'un de proche disparaissait, on avait l'impression qu'il ne survivrait  pas à l'épreuve. Mais c'est seulement ce soir, en écoutant Kreizler, que j'ai saisi à quel point le doute moral était également insupportable pour ce vingt-sixième président des Etats-Unis qui, parfois, semblait se considérer lui-même comme la Justice faite homme.
      Kreizler n'avait pas voulu assister aux obsèques. Dieu sait pourtant combien Edith Roosevelt aurait apprécié sa présence. Elle avait toujours eu un faible pour l'homme qu'elle appelait "l'énigme", ce médecin brillant dont les travaux sur le psychisme humain ont dérangé tant  de gens au cours des quarante dernières années. Mais Kreizler lui avait fait porter un billet expliquant que l'idée d'un monde sans Theodore lui était odieuse et qu'aujourd'hui, à l'âge de soixante-quatre ans, après avoir consacré la plus grande part de son temps à regarder, bien en face et à la loupe, la vie dans toute son horreur, il estimait avoir droit à un peu de relâche et choisissait d'ignorer le départ de son ami. Tout à l'heure, Edith m'a avoué avoir été émue aux larmes par ce billet car il signifiait que l'affection et l'enthousiasme débordants de Theodore - qui ulcéraient les cyniques et qui, dois-je ajouter par souci d'honnêteté journalistique, étaient parfois difficiles à supporter, même pour ses amis - avaient été assez forts pour toucher un homme qui s'était détaché de la société humaine au point d'être considéré comme asocial par la plupart de ses contemporains. 
      Quelques camarades du Times voulaient que je prenne part à un "dîner du souvenir" mais une paisible soirée en compagnie de Kreizler me semblait préférable. Oh, ce n'est pas à l'évocation nostalgique d'une enfance new-yorkaise commune que nous avons levé nos verres car Laszlo et Theodore ne se connaissaient pas avant Harvard. Non, ce soir, notre mémoire nous a, tout naturellement, ramenés au printemps de 1896 - il y a pratiquement un quart de siècle - et à une série d'événements qui paraissaient, aujourd'hui encore, trop invraisemblables pour s'être véritablement produits, même dans cette ville. Comme il était poignant de ressusciter tout cela et, surtout, de se retrouver là, à cette table de chez Delmonico's, ce bon vieux Del's, qui, comme nous tous, ne va pas en rajeunissant. A l'époque, en effet, ce restaurant avait été le théâtre fiévreux de nos réunions les plus cruciales. Après le dessert, à l'heure du madère, Kreizler et moi secouions la tête en souriant, encore étonnés sans y laisser notre peau et, bien sûr, toujours aussi affectés en songeant à ceux qui n'avaient pas eu notre chance.
      Il est bien difficile de retracer cette affaire dans toute sa complexité et, pour éviter l'écueil de la description simpliste ou caricaturale, je ne vois qu'un moyen : tout raconter à partir de la première macabre découverte. Il me faudra même aller plus loin en arrière, jusqu'au temps de Harvard, lorsque Theodore, Laszlo et moi-même suivions l'enseignement du professeur James. Oui, tout bien réfléchi, je dois remonter aux sources et faire connaître au public la chronologie de notre cheminement. 


L'Aliéniste (The Alienist), Caleb Carr, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par René Baldy et Jacques Martinache, Pocket, mars 1996, 576 pages, 7,90 €.

Je vous annonce qu'aujourd'hui le blog a 2 ans (et ce n'est pas une blague) ! 🎂🎊🎈🎉🎉
Pour fêter ça, je lancerai demain non pas un mais quatre concours
Rendez-vous demain sur le blog et sur les réseaux sociaux !

Je vous souhaite de joyeuses Pâques 🍫🐇🔔💮

A demain ^^




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