dimanche 29 avril 2018

Premières lignes #36 : "La Fille qui brûle" de Claire Messud

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...


En ce dimanche matin pluvieux, je vous propose de lire les premières lignes du nouveau roman de l'auteure américaine Claire Messud, La Fille qui brûle. Je suis en train de le lire et j'adore ce roman sur l'adolescence, notamment sur le déclin d'une amitié fusionnelle entre deux jeunes filles. Bonne lecture !


Julia et Cassie se connaissent depuis toujours. Amies siamoises, copines jumelles, elles savent tout l'une de l'autre et se fraient ensemble leur chemin vers l'adolescence. L'été précédant leur entrée en cinquième, elles fuient leur petite ville de Royston, dans le Massachusetts, par le biais de l'imagination. Enfoui au milieu d'une forêt subsiste un ancien asile dans lequel elles s'inventent des vies dangereuses. Et puis le quotidien reprend son cours, elles ne sont plus dans la même classe, se font de nouveaux amis et s'éloignent peu à peu. Elève studieuse, Julia se prépare pour le concours d'éloquence tandis que Cassie entame de mauvaises fréquentations. Julia observe, impuissante, son amie de toujours lui échapper et se fondre dans la peau, à vif, de quelqu'un qu'elle ne reconnait pas. Jusqu'à ce que Cassie disparaisse. Claire Messud brosse un tableau sombre et envoûtant de l'adolescence à l'ère des réseaux sociaux et dans lequel parents et enfants font l'apprentissage de la séparation, de l'incompréhension, avant de tenter d'écrire leur propre version de l'histoire.


PREMIERE PARTIE





      On pourrait penser que ça ne me tracasse plus. Il y a longtemps que les Burns ont déménagé. Deux ans se sont écoulés. Mais je ne peux toujours pas m'étendre au soleil sur les rochers au bord de la carrière, ni tremper mes doigts de pied dans l'eau froide et limpide, ni entendre les autres filles chanter sans avoir conscience que Cassie n'est plus là. Alors je dirais bien quelque chose - mais ce n'est pas possible, voyez-vous. C'est comme si elle n'avait jamais existé.
      Donc, soit je ne vais plus là-bas, soit je me retrouve à rentrer chez moi aussi sec, jetant sur la pelouse du jardin mon vélo avec les roues qui tournent encore, et claquant si fort la porte moustiquaire que chaque fois ma mère sursaute, accourt dans la cuisine et me regarde, avec dans les yeux un trop-plein d'émotions que je vois se succéder : amour, peur, agacement, déception, mais de l'amour surtout. D'habitude elle ne prononce qu'un mot - "Soif ?" - avec un point d'interrogation, et ce mot jette un pont entre là-bas et chez moi, et je réponds par "Oui" ou par "Non", et elle me sert un verre d'eau du pichet dans le frigo, ou pas. On s'en tient là, on tourne la page.
      Ainsi passent les journées, elles continueront à passer - Cassie elle-même ne disait-elle pas : "Tout n'est qu'une question de temps" ? - et on arrivera à la fin de l'été, de même qu'on est arrivés à la fin de l'été précédent, de même qu'on a survécu à tout ce qui s'est produit il y a plus de deux ans. Chaque nouvelle journée accroît un peu plus la distance entre alors et maintenant, donc je peux croire - il faut que j'y croie - qu'un jour je regarderai en arrière, et ce "alors" ne sera plus qu'un point sur l'horizon.
      Selon l'endroit d'où l'on part, l'histoire est différente : qui sont les bons, qui sont les méchants, ce que tout cela signifie. Chacun de nous donne à ses récits un tour conforme à l'idée qu'il se fait de lui-même. Je peux partir du moment où Cassie et moi sommes devenues les meilleures amies du monde, ou bien de celui où nous ne l'avons plus été ; à moins de commencer par la noirceur de la fin et de remonter le temps.


La Fille qui brûle (The Burning Girl), Claire Messud, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon, Gallimard, collection "Du Monde entier", avril 2018, 256 pages, 20€, format Kindle : 14,99 €.

Merci aux éditions Gallimard !

Bon dimanche et à demain ^^




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