vendredi 13 octobre 2017

"Par le vent pleuré" de Ron Rash

Abel, Caïn et la sirène

"Il y a certains choix que l'on fait et dont on a connaissance, pour toujours, jusqu'à son dernier soupir - il ne s'agit là, évidemment, que des mauvais choix."



Présentation de l'éditeur :

Dans une petite ville paisible au cœur des Appalaches, la rivière vient de déposer sur la grève une poignée d'ossements, ayant appartenu à une jeune femme. Elle s'appelait Ligeia, et personne n'avait plus entendu parler d'elle depuis un demi-siècle.
1969 : le summer of love. Ligeia débarque de Floride avec l'insouciance et la sensualité de sa jeunesse, avide de plaisirs et de liberté. C'est l'époque des communautés hippies, du Vietnam, de la drogue, du sexe et du Grateful Dead. Deux frères, Bill et Eugene, qui vivent bien loin de ces révolutions, sous la coupe d'un grand-père tyrannique et conservateur, vont se laisser séduire par Ligeia la sirène et emporter dans le tourbillon des tentations. Le temps d'une saison, la jeune fille bouleversera de fond en comble leur relation, leur vision du monde, et scellera à jamais leur destin – avant de disparaître aussi subitement qu'elle était apparue.
À son macabre retour, les deux frères vont devoir rendre des comptes au fantôme de leur passé, et à leur propre conscience, rejouant sur fond de paysages grandioses l'éternelle confrontation d'Abel et de Caïn.


Mon Avis

Il lui a fallu plus de quarante ans pour qu'elle se libère de cette coquille de bâche bleue, ensevelie par la terre et l'eau. Elle est enfin libre. Elle a regagné les flots, elle se déverse dans le courant de la rivière et semble poursuivre sa course vers la mer. La sirène Ligeia, jeune fille disparue il y a quarante-six ans de cela, sort de l'oubli.


De nos jours, au cœur de la région des Appalaches, Eugene apprend dans le journal que des ossements ayant appartenu à Jane Mosely ont été retrouvés près de la rivière, à Sylva, la ville où il vit et où il a grandi. Les souvenirs remontent à la surface. Eugene plonge dans son passé et revit sa rencontre avec cette jeune fille qui se faisait appeler Ligeia, durant l'été 1969. Il se souvient de cette très belle hippie qui débarquait tout juste de Floride.
Eugene est élevé avec son frère aîné Bill par son grand-père, médecin de la ville paisible où ils vivent. Bill, influencé par son grand-père, est un garçon brillant promis à une grande carrière de chirurgien. Eugene est littéraire, écrit des poèmes, lit du Hemingway, du Steinbeck, mais surtout du Thomas Wolfe. Alors que leur grand-père installe un climat tyrannique et inflexible, Ligeia leur ouvre véritablement les portes de la liberté. Une rivalité va naître entre les deux frères, et Eugene, habitué à s'effacer derrière son frère, va peu à peu s'affirmer et s'affranchir de ce grand frère favori du grand-père. Cependant, Ligeia est partie comme elle est apparue : soudainement. Ce gros titre du journal l'interpelle : qu'est-il arrivé à Ligeia ? Bill peut-il répondre à cette question, lui qui a vu Ligeia vivante pour la dernière fois ? Aujourd'hui, Eugene, devenu rentier et alcoolique, demande des comptes à son frère, grand chirurgien de son état.

"Ses bras étaient langoureusement posés sur le rocher plat, la tête et les épaules hors de l'eau, le haut du bikini vert au ras de la surface. Sa longue chevelure rousse mettait en valeur ses yeux bleu-vert et son teint parfait. De près, elle paraissait plus jeune, plus proche de mon âge que de celui de mon frère. Des perles aux couleurs vives entouraient son cou. Des love beads, c'était leur nom, je le savais. Accroché au collier hippie, il y avait un symbole de paix de la taille d'une petite pièce de monnaie. Elle a levé une main pour ramener ses cheveux dégoulinants derrière ses oreilles, et ainsi découvert le croissant pâle d'un sein. J'ai détourné le regard, sentant
mes joues s'empourprer." (pp. 24-25).

La dualité entre Eugene et Bill est fascinante. L'un est inspiré par les lectures de sa mère :  il est influencé par la littérature, par Twain, Poe, London, Hemingway, Austen et Steinbeck, et sa sensibilité et sa créativité vont l'amener sur un chemin plus intellectuel, plus littéraire, plus artistique. Bref, tout ce dont le grand-père a horreur. Il préfère Bill, qu'il façonne peu à peu à sa manière, lui transmettant rudesse et goût du travail bien fait : c'est en effet Bill qui recoud les blessures des patients du grand-père, avec perfection. On est en 1969, et les deux garçons ne savent pratiquement rien du contexte actuel, de la guerre du Vietnam et des communautés hippies, de cette culture américaine si particulière qui navigue entre conservatisme et contre-culture. Ligeia est le personnage qui va bouleverser la vie des deux frères. Elle offre à Eugene les plaisirs adolescents en lui faisant découvrir la musique de l'époque (Grateful Dead, The Doors, etc.), l'ivresse, l'amour. Son caractère instable et manipulateur fascine Eugene et peu à peu, il s'affirme face à son frère. Mais son absence soudaine et inexpliquée vont avoir un impact fort sur sa vie d'adulte. 

Le titre, Par le vent pleuré, reprend les mots de l'écrivain américain méconnu, Thomas Wolfe, très apprécié par Eugene et sa mère. Il reflète bien cette dimension de l'oublié, qui "ressuscite" (The Risen est le titre VO). Cette thématique de l'oubli est importante, car Bill veut oublier ce qu'il s'est passé, contrairement à Eugene qui lui veut savoir, veut rendre justice à celle qu'il a aimée. Par le vent pleuré parle d'un duel entre deux frères que tout oppose. Bill a réussi, Eugene a échoué. Bill a une famille, Eugene a perdu la sienne en étant la cause d'un terrible accident. La réapparition macabre de Ligeia lève le voile en confrontant les personnages à leurs passés, à leurs erreurs. 

"C'est là que les romans se trompent si souvent, se trompent sciemment, a-t-elle remarqué lorsqu'elle a rouvert les yeux. On fait certains choix et l'on s'éteint sans avoir jamais pu vérifier s'ils étaient bons ou mauvais. Quand votre père est mort, je ne savais pas comment continuer. (...) je ne vous disais jamais combien je l'aimais ni combien il me manquait, ni tout ce que je voyais de votre père en vous. (...) Mais aujourd'hui je me dis que j'aurais peut-être dû, que le pire c'était de ne pas dire combien je l'aimais, car, même si votre père n'était plus en vie, vous auriez su que l'amour qui vous avait amenés dans ce monde était encore vivant en moi, et donc qu'une partie
de lui n'était pas morte." (page 35)

C'est un roman noir sur la famille, le deuil, l'emprise, l'oubli. Il est court certes mais il n'en fallait pas plus tant ce roman est magnifiquement bien écrit. Il est fort émotionnellement et soulève des thématiques qui peuvent que nous toucher. Je ne connaissais pas la plume de Ron Rash mais j'espère bien lire d'autres de ses romans, et pourquoi pas un de ses recueils de poésie. 

Enfin, j'ai adoré les multiples références littéraires, à l'instar de Steinbeck, Hemingway, Poe (avec le nom éponyme de Ligeia qui est le titre d'une de ses nouvelles), Wolfe (Eugene est aussi un nom d'un de ses personnages), etc. Ces références musicales disséminées dans le récit sont très intéressantes. Toutes ces empreintes culturelles reflètent parfaitement l'ambiance de la fin des années 60 aux Etats-Unis. 

En bref, né au départ d'un fait divers vieux de 20 ans, Par le vent pleuré n'est pas l'histoire toute simple d'une jeune fille disparue et de deux frères suspects. Ron Rash va beaucoup plus loin et entraîne le lecteur vers des abysses inattendus. Tout est lié : le contexte actuel de la guerre du Vietnam, les communautés hippies, la rivalité de deux frères que tout oppose. Il y a d'une part le "Summer of love", la liberté, la drogue, le sexe, le plaisir. De l'autre, il y a ce conservatisme qui oppose les deux frères. Puis, il y a le thème fort du souvenir, ce "sursaut" de la part de Ligeia contre l'oubli. La découverte de ses restes poussent en effet les personnages à se souvenir, à se confronter à leurs passés, à leurs erreurs, à révéler enfin la vérité. Par le vent pleuré est un très bon roman noir, dur et bouleversant, sur la fin d'une époque, qui ne peut pas laisser indifférent.




Par le vent pleuré (The Risen), de Ron Rash, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez, Seuil, sortie le 17 août 2017, 200 pages, 19,50 €, format Kindle : 13,99 €.



A bientôt pour une prochaine chronique ^^








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