dimanche 31 décembre 2017

Premières lignes #20 : "Les Buveurs de lumière" de Jenni Fagan

Ce rendez-vous hebdomadaire a été créé par Ma Lecturothèque.

Le principe est simple : il s’agit de présenter chaque semaine l’incipit d’un roman.

Ce rendez-vous est très intéressant car il nous permet de découvrir en quelques lignes un style, un langage, un univers, une atmosphère.

On choisit le livre que l'on veut : un coup de cœur, une lecture actuelle, un livre de sa PAL, un emprunt à la bibliothèque...


Aujourd'hui, j'ai envie de découvrir avec vous le prologue d'un roman post-apocalyptique qui se trouve dans ma pile à lire depuis quelques mois. Rien que son titre est poétique et j'ai hâte de le lire en janvier ou février. En revanche, le texte est beau mais l'ambiance est assez sombre, je préfère vous prévenir... Il s'agit de...


2020. Le monde entre dans l'âge de glace, il neige à Jérusalem et les icebergs dérivent le long des côtes. Pour les jours sombres qui s'annoncent, il faut faire provision de lumière – neige au soleil, stalactites éclatantes, aurores boréales.
Dylan, géant barbu et tatoué, débarque au beau milieu de la nuit dans la petite communauté de Clachan Fells, au nord de l'Écosse. Il a vécu toute sa vie dans un cinéma d'art et essai à Soho, il recommence tout à zéro. Dans ce petit parc de caravanes, il rencontre Constance, une bricoleuse de génie au manteau de loup dont il tombe amoureux, et sa fille Stella, ex-petit garçon, en pleine tempête hormonale, qui devient son amie. Autour d'eux gravitent quelques marginaux, un taxidermiste réac, un couple de satanistes, une star du porno.
Les températures plongent, les journaux télévisés annoncent des catastrophes terribles, mais dans les caravanes au pied des montagnes, on résiste : on construit des poêles, on boit du gin artisanal, on démêle une histoire de famille, on tente de s'aimer dans une lumière de miracle.
Dans ce roman éblouissant au lyrisme radical, peuplé de personnages étranges et beaux, Jenni Fagan distille une tendresse absolue qui donne envie de hâter la fin du monde.



PROLOGUE



       Il y a trois soleils dans le ciel et c'est le dernier jour de l'automne - peut-être pour toujours. Chiens du soleil. Soleils fantômes. Parhélie. Ils marquent l'arrivée de l'hiver le plus rigoureux depuis deux cents ans. Les routes sont encombrées de gens qui tentent de faire des provisions de carburant, de nourriture, d'eau. Certains disent que c'est la fin des temps. Les calottes polaires fondent. Le taux de salinité de l'océan n'a jamais été aussi bas. La dérive nord atlantique ralentit. 
      Les scientifiques qui travaillent pour le gouvernement disent que le mot-clé est planète. Ils prennent soin de rappeler aux médias que les planètes sont, par nature, imprévisibles. A quoi nous attendions-nous ? Les stalactites atteindront la taille de défenses de narvals, ou des longs doigts osseux de l'hiver en personne. Il y aura des cheveux de glace. Des pénitents. De la poudrerie. Des étendues blanches. Des tourbillons de neige. Des plaques de glace. Du givre. Quatre mois de chute continue des températures pour descendre jusqu'à - 40 ou même - 50 degrés. Même avec plusieurs couches de vêtements. Même comme ça. C'est déconseillé. On retrouvera des cadavres au regard fixé sur un  maelström de neige. Une camionnette arrivera, ramassera les corps gelés, les emportera à la morgue municipale - il faut deux semaines pour décongeler un homme adulte. Les environnementalistes se rassemblent devant les ambassades pendant que les chefs religieux prétendent que leur propre Dieu est sur le point d'assouvir une vengeance légitime pour nos péchés - une prophétie annoncée. 
       La dérive nord atlantique refroidit, Dylan MacRae vient d'arriver au parc de caravanes de Clachan Fells et il y a trois soleils dans le ciel. 
         C'est comme ça que tout commence. 
        Dans Ash Lane, le long d'une rangée de caravanes argentées en forme d'obus, un merle se pose sur un piquet. Ses yeux reflètent une vaste chaîne de montagnes. Debout derrière la n°9, regardant en direction du parhélie, il y a Constance Fairbairn, son enfant Stella et le Nouveau. Des voisins sortent sur leur terrasse et tout le monde observe un silence inhabituel, se saluant d'un signe de tête au lieu de se dire bonjour.
        Stella s'imagine que le soleil le plus brillant est pour elle, le deuxième pour sa mère et le dernier pour la clarté, tout récemment perdue. Sa mère souhaite la voir revenir dans leur vie mais l'enfant ne comprend pas pourquoi elle désire autant la retrouver alors que la clarté n'est pas une alliée. Ce n'est pas du tout une compagne. Stella reste là, bras croisés, sourcils froncés - à mi-chemin entre sa mère et le Nouveau, cependant que trois soleils montent plu haut dans le ciel.
       Constance ne voit pas son enfant dans le parhélie. Elle y voit deux amants perdus et elle-même au milieu - reflétant la lumière. Caleb est désormais à Lisbonne et, après cette dernière dispute, elle ne lui adressera plus jamais la parole. Alistair est retourné auprès de sa femme. Trois soleils pour annoncer le début d'une grande tempête. Qu'ils sont fugaces, ces instants de stabilité ! Constance est fatiguée par les affaires de cœur mais plus encore par l'inquiétude qu'elle éprouve pour son enfant.
       Dylan MacRae a une main en visière. Il porte une vareuse, une casquette à la Sherlock Holmes, des bottines Chelsea, un pantalon ajusté, il a trop de tatouages, une barbe prétentieuse - il est nettement plus grand qu'aucun homme n'a jamais été censé l'être. Il se roule une cigarette et l'allume. Ses yeux sont ourlés de rouge dans cette lumière vive et il est encore éberlué d'avoir vu une femme cirer la lune. Jamais vu ça de sa vie. Trois soleils, sept montagnes et tellement, tellement près de la mer.
        Dylan lève les yeux vers le parhélie et il y voit Constance, son enfant et lui.
        Une curieuse coruscation passe devant les yeux du Nouveau. La mère empile du bois. L'enfant a deux esprits. Le paysage entier se repeint en or - rochers escarpés, touffes d'ajoncs, ruisseau, moutons, un reflet dans les cascades, barrières, échaliers, maisons traditionnelles, le refuge et juste là-haut sur la septième sœur il y a un cerf, la voie ferrée s'enroule autour des montagnes les plus basses -, même les épouvantails semblent un instant coulés dans le métal.
        Le merle s'envole sans un chant.
        L'enfant a le regard braqué en direction des soleils.
      Stella garde sa concentration ; de cette manière elle ne sera pas aveuglée mais n'aura pas à détourner les yeux avant un moment. Elle se concentre, tentant d'absorber l'énergie des soleils au plus profond de ses cellules et ainsi, lorsqu'ils s'enfonceront dans l'hiver le plus sombre depuis deux cents ans, aux minutes les plus calmes, quand le monde entier connaîtra une absence totale de lumière - elle se mettra à briller, briller, briller.
       Des flocons de neige tombent du ciel en cabriolant - par centaines, par milliers, par millions - les trois soleils pâlissent tandis que les portes des caravanes se referment, tout le long d'Ash Lane.

Les Buveurs de lumière (The Sunlight Pilgrims), Jenni Fagan, traduit de l'anglais (Ecosse) par Céline Shwaller, Métailié, août 2017, 303 pages, 20 €.


Je vous souhaite de passer un très bon réveillon auprès de votre amoureux ou amoureuse, ou auprès de votre famille.

A l'année prochaine ^^








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